Sur l’art abstrait Dans le langage commun, l’art abstrait semble être LA case dans laquelle on range toutes les œuvres qu’on ne comprend pas, qui ne ressemblent à rien d’existant ou de reconnaissable. Contrairement à l’art figuratif, l’art abstrait ne représente pas le monde visible, mais utilise la matière, la forme, les lignes et les couleurs pour elles-mêmes. Quelques clés... L’art abstrait s’adresse directement au ressenti du spectateur. On pourrait le définir comme une sorte de dialogue silencieux d’inconscient à inconscient. C’est la raison pour laquelle de nombreuses personnes se retrouvent perdues face à une œuvre abstraite, ne sachant pas vraiment comment « lire » le travail de l’artiste. Là où on va généralement chercher la ressemblance avec le réel sur une œuvre figurative, apprécier une toile abstraite demande une connaissance de certains codes ou clés de lecture.
Contrairement aux œuvres figuratives qui se contemplent «passivement», les œuvres abstraites demandent à la personne qui les regarde, un regard « actif ». Cet art ne s’adresse pas, comme beaucoup le croient, qu’à une élite sociale ou intellectuelle car ressentir une œuvre ne passe pas par le canal de l’intellect. En revanche, approcher l’art abstrait implique de disposer de qualités d’ouverture, de sensibilité ainsi que de se sentir à l’aise face à l’intangible. Les voici, les clés de lecture essentielles à développer pour entrer en rapport avec ce genre d’art, aussi bien chez le spectateur que chez le créateur.
Un art plus accessible que ce que l’on croit Une œuvre abstraite invite le spectateur à porter son regard sur l’intérieur. Il s’agit d’un travail qui se ressent plus qu’il ne se pense. En ce sens, les toiles abstraites sont toutes porteuses d’un message énergétique auquel le spectateur, ou plutôt devrais-je dire le ressenteur, va être plus ou moins sensible selon son propre état énergétique du moment. Dans ce domaine, comme dans bien d’autres d’ailleurs, ne vous y trompez pas, ce n’est pas toujours ceux qui en parlent le plus qui le ressentent le mieux, bien au contraire. Il n’est pas rare de voir certains spécialistes en la matière, épiloguant brillamment sur une œuvre abstraite, passer complètement à côté de l’essentiel du travail de l’artiste. La sensibilité ne s’acquiert pas sur les bancs des écoles ni dans des livres, ne se récompense pas de diplômes et concerne toutes les classes sociales sans distinction aucune. L’art abstrait peut donc très bien toucher beaucoup de monde, y compris et parfois surtout celles et ceux qui prétendent n’y rien connaître dans l’art.
Naissance de l’art abstrait ou la quête d’une liberté nouvelle L’art abstrait a émergé à une époque charnière marquant un tournant dans l’histoire de l’art où les peintres, démis de leur fonction journalistique au profit des photographes, se sont tournés vers l’intérieur. De la même manière que la création se fonde, pour reprendre le terme du peintre Kandinsky, sur le principe d’une nécessité intérieure, cette émergence de l’art abstrait semble être une réponse au besoin pressant de liberté et de paix comme remède au climat de violence de l’entre-deux- guerres. À défaut de la trouver dans un monde extérieur dominé par la censure et les restrictions, l’artiste va chercher la liberté à l’intérieur, s’ouvrant ainsi à sa propre dimension spirituelle en accroissant sa réceptivité au monde invisible. L’art abstrait est le support de l’expression de l’énergie pure contenue dans le réel, comme une sorte de langage destiné à lever les filtres complaisants et souvent trompeurs du monde visible pour n’en garder que l’essence, la substance
authentique. On ne cherche plus à bien peindre, on cherche à peindre vrai. Ce mouvement, amorcé par les peintres impressionnistes à la fin du 19e siècle, a continué à s’étendre, porté par les peintres modernes dont, parmi les plus célèbres, Picasso, Mondrian, Kandinsky, de Staël et bien d’autres.
Ne pas confondre l’art et le cochon ! L’art abstrait a souvent bon dos. Vous avez certainement déjà entendu quelqu’un, riant d’un brouillon, prendre un air snob et affirmer : « c’est de l’art abstrait ! » Non, l’art abstrait n’est pas une poubelle et tout n’est pas nécessairement à classer dans cette catégorie sous prétexte que ça ne ressemble à rien de reconnaissable. La création d’art abstrait se fonde sur une démarche intérieure sincère et profonde, motivée par une quête du beau dans le sens vrai, entier et non pas réduit à des critères qui ne seraient que décoratifs. Équilibré n’est pas toujours synonyme d’esthétique. Il s’agit donc là d’une démarche artistique spirituelle au service du « vivant ». À l’opposé de cette démarche, se trouve et se confond trop souvent l’art exutoire. Les créations d’art abstrait exutoires, permettant avant tout à l’artiste de se décharger émotionnellement, auraient plus leur place sur le divan d’un psy que sur des murs d’exposition.
Se lâcher sur une toile ou sur une feuille quand on est en colère est très libérateur, mais il reste préférable de garder ces créations-là pour soi. L’art exutoire est toujours le fruit (pourri) d’un état de souffrance ignoré. Le fait de le rendre visible sur papier ou toile ne doit pas avoir pour autre vocation que permettre à l’auteur de devenir conscient de sa douleur, pour s’en libérer. C’est le principe de l’art-thérapie. Ce « fruit » est toujours un cadeau pour soi, mais pas un cadeau à offrir au monde, car à quoi bon ajouter de la souffrance à la souffrance ? Votre douleur, votre souffrance existentielle ne regarde et n’intéresse que vous, car vous seul en réalité détenez le pouvoir de vous en libérer. De la même façon que vous n’emmèneriez pas vos clients avec vous lorsque vous vous rendez aux w.c., dans l’art comme partout, une place pour chaque chose et chaque chose à sa place.
L’art comme socle à l’élévation spirituelle Lors d’une visite au musée Thyssen-Bornemisza de Madrid où étaient présentées plusieurs œuvres de peintres modernes, je me suis retrouvée émue aux larmes devant une œuvre abstraite de Piet Mondrian. L’œuvre en question, de taille moyenne, représentait plusieurs bandes de couleurs verticales et horizontales superposées de façon très précise.
À première vue, l’ensemble de ces lignes croisées s’apparentait à des barreaux de prison. Or, en regardant cette toile, je n’avais aucune sensation d’oppression, bien au contraire, je me sentais plutôt envahie par une sensation de liberté, d’ouverture intérieure inexplicable, comme si regarder ce tableau me libérait d’un poids. Surprise par cette émotion inattendue, je me suis approchée pour mieux en voir les détails. C’est là où j’ai constaté que ces lignes de couleurs se chevauchaient de façon à casser systématiquement chaque enfermement possible, conduisant ainsi le spectateur à porter ses yeux toujours plus loin dans les espaces blancs intermédiaires. Cette apparente fenêtre de prison est en fait une fenêtre ouverte sur l’infini. Alors que je traversais à ce moment-là, intérieurement une période de difficultés personnelles auxquelles je ne voyais pas d’issues, ce tableau m’a transmis un message. Un message silencieux, mais reçu 5 sur 5 par mon inconscient, d’où mes larmes, symptômes d’une libération émotionnelle comme toutes les fois où je me retrouve touchée par la grâce. Voilà un exemple « concret », si on peut dire, de la manière dont l’art sincère travaille avec son public. Voilà comment la peinture vraie offre au spectateur la capacité de vivre une transformation intérieure profonde, ouvrant la porte à une possibilité d’éveil spirituel. Un peintre qui cherche avec sincérité la liberté pour lui- même et en lui-même, la transmet aux autres à travers ses créations, même parfois sans le savoir et sans le vouloir.
De quelle beauté parle-t-on ? Le mot monde, issu du grec ancien kosmos, signifiant ce qui est arrangé, ordre de l’univers, ou bon ordre, désigne la beauté. Kosmos est d’ailleurs apparenté au mot cosmétique, et le contraire du mot monde, c’est immonde. La beauté serait donc une question d’ordre. Sur la liste des synonymes du mot ordre, on retrouve les mots arrangement, composition, structure, harmonie, unité... On ne peut pas comparer la beauté de ce tableau avec celle d’un coucher de soleil aux couleurs féériques. Néanmoins, ce qu’il dégage à travers ces lignes, cette harmonie, cette sobriété, cette finesse, et surtout le message vivant qu’il véhicule dans son ensemble le classent parmi les œuvres incontournables du 20e siècle. Il arrive que des personnes au physique pourtant très avantageux ne dégagent aucun rayonnement. L’inverse existe aussi, ce qui prouve bien que la beauté est plus une affaire d’authenticité, d’unité et de profondeur, que d’esthétisme au sens pur du terme. Le juste équilibre à travers cette unité recherchée semble être « LE » critère d’une œuvre réussie, c’est-à-dire généreuse : une œuvre qui se donne au monde dans sa totalité. C’est sur ce principe que sont créés les mandalas tibétains. Ces œuvres rondes semblables aux rosaces des cathédrales nous rappellent qu’en réalité rien n’est isolé, séparé, que nous-mêmes sommes reliés en permanence et intimement à l’univers, totalement inclus dans la poésie du vivant. Ces mandalas représentent souvent des scènes de la vie quotidienne et des symboles sacrés, répartis à l’intérieur du cercle dans lequel on constate que rien n’est enlevé : la vie, la naissance, comme la mort, la vieillesse, l’ombre et la lumière, tous les cycles de vie sont représentés, formant ainsi une unité saisissante, un équilibre rappelant l’ordre du sacré inconditionnellement présent au milieu du chaos. Faire l’expérience de cette beauté, de cette entièreté, est guérissant, car elle nous rappelle notre appartenance au monde, et donc, à la beauté. Elle nous révèle soudainement la consistance, le poids, la valeur de notre existence. Face à cet « ordre », quelque chose en nous vibre, s’éveille, s’ouvre comme une rose en train d’éclore. Nous sommes en train de faire l’expérience spirituelle d’une transformation intérieure profonde.
Une question d’équilibre La principale – et pas des moindres – difficulté à laquelle la création d’art abstrait nous confronte tient en l’absence de modèle. Rien à observer, rien sur quoi s’appuyer, pas de repères, le vide intersidéral. Le seul objectif de travail au démarrage est cette recherche d’équilibre. On ne sait pas ce qu’on va créer, mais on sait qu’il va s’agir d’exprimer sur la surface blanche et limitée de notre toile ou notre feuille de papier, un équilibre. Trop de liberté tue la liberté. Pour atteindre cet objectif final d’équilibre, un minimum de structure et de matière est indispensable.
On choisit ses familles Un trop plein de couleurs sombres sur une toile, par exemple, indique un manque de lumière. En apportant de la lumière, c’est-à-dire l’ingrédient opposé de l’ombre, mon œuvre s’harmonise, l’ensemble s’équilibre. Qui dit équilibre dit donc matières différentes qui s’opposent, se complètent, et ainsi s’équilibrent grâce à leurs différences. Voici une liste non exhaustive de familles d’opposés parmi lesquels vous allez pouvoir choisir votre matière première (vos outils) pour construire votre création :
Exemples de familles d’opposés Lignes verticales/Lignes horizontales
Tons pastels/Couleurs vives Ombre/Lumière Couleur complémentaire/Couleur complémentaire Détails/Flou Peinture épaisse/Peinture diluée Parmi ces différentes « familles d’opposés », je vous suggère d’en choisir 2, maximum 3 pour commencer. La création de peinture abstraite à partir de ces « familles », c’est comme le jonglage, plus vous prenez de balles, plus vous renforcez la difficulté du jeu, moins vous progresserez. Une fois que vous avez choisi vos familles, allez-y ! Lancez-vous. Laissez votre mental au vestiaire, c’est le moment de pratiquer la méditation de pleine attention. Restez le plus souvent possible connectés à vos sensations physiques. Amusez-vous à sentir les gestes que la main qui tient votre pinceau a envie de faire, tout en prenant régulièrement de courtes pauses de recul pour vous assurer que votre choix de départ – le choix des familles – est toujours respecté. Se lancer dans ce genre d’exercice n’est pas anodin et peut générer beaucoup d’inconfort, voire de malaise si on ne lâche pas dès le départ toutes nos attentes de résultat. En revanche, c’est un excellent exercice si on l’aborde pour ce qu’il est réellement : un jeu expérimental.
Le principe de la nécessité intérieure selon Kandinsky Dans la création d’art figuratif, c’est votre modèle qui vous sert de guide. Dans le travail abstrait, c’est votre nécessité intérieure qui vous conduit, agissant en vous comme un besoin irrépressible, instinctif, qui vous pousse naturellement à ajouter du jaune ici, du bleu par-là, à enlever une ligne en bas, en ajouter une autre là, etc., poursuivant inlassablement ce travail d’harmonisation. Plus vous êtes en contact avec vos sens à travers vos sensations physiques intérieures/extérieures de l’instant, plus cette nécessité intérieure vous paraît claire et les actions à poser sur la toile, évidentes. Faites confiance à votre sens inné de l’équilibre et mettez-le à l’œuvre. Le peintre chinois Zao Wou-Ki, considéré comme un des maîtres de la peinture abstraite, s’asseyait pendant de longues minutes sur un fauteuil situé à quelques mètres de son œuvre gigantesque. Il laissait son regard se promener dans chaque coin et recoin de sa toile jusqu’à entendre l’appel de son œuvre, l’appel du manque ou appel du déséquilibre, jusqu’à ce que le coup de pinceau à ajouter s’impose comme une évidence : « Ici, il manque du blanc ! ». Cet exemple illustre bien ce fameux principe de nécessité intérieure que le peintre Vassily Kandinsky fut le premier à tenter de définir dans son essai « Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier » écrit en 1910 et dont voici
un extrait : « L’artiste doit être aveugle vis-à-vis de la forme “reconnue” ou “non reconnue”, sourd aux enseignements et aux désirs de son temps. Son œil doit être dirigé vers sa vie intérieure et son oreille tendue vers la voix de la nécessité intérieure. Il pourra alors se servir de tous les moyens autorisés et tout aussi facilement de ceux qui sont interdits. C’est là la seule voie pour exprimer Le Mystique nécessaire. Tous les moyens sont sacrés s’ils sont intérieurement nécessaires. Tous les moyens sont péchés s’ils ne découlent pas de la source de la nécessité intérieure. »
Chapitre 6, extrait du livre "On n'est jamais à l'abri de créer une oeuvre d'art", publié le 15 novembre 2018, Sophie Laine, aux éditions L'Âme du Rasoir
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